Ce matin, j'ai marché, sur la route qui mène vers le haut, vers l'éco-golf (sans encore le trouver, j'espère que ma bonne chance continuera). L'ambiance sonore, le matin de ma sortie, a été remplie par le vrombissement des automobiles vacancières d'un beau dimanche de «couvre-feu», en symphonie avec des tirs soutenus de fusil assez gros-calibre. Les fourgonnettes et 4x4 blanches qui sont de rigueur pour le transport des chiens de chasse surnuméraires étaient librement distribuées en bas du chemin. En montant, j'ai noté l'oblitération standarde de tout arbuste, tout roseau par le fauchage, au bord d'une route goudronnée en état immaculé. Des panneaux d'apparence rustique indiquaient les gîtes toutes prêtes à accueillir le touriste aux poches profondes. Le panorama qui s'étalait devant moi était d'un paysage de champs vides entourés de clôture électrique, quelques moignons d'arbre erratiques, quelques vaches vacantes. Ensuite des tas de pierres et d'agrégat qui donnaient à penser qu'il y a eu des travaux de construction «en cours», des champs déchiquetés en ornières de boue de tracteur, deux ou trois petits conglomérats de hangars massifs qui devaient être les fermes du coin. En surplomb, la garrigue du haut des «causses», trop pentues, trop dénuées de sol arable pour subir des mis-à-ras systématiques, peuplés d'épineux résistants aux vaches, avec des antennes relais encerclées de clôtures défensives tout au sommet comme des cornes surdimensionnées.
J'ai trouvé ce paysage désolant parce que désolé, désert. Le désert néo-rural réel. Les objets matériels épars étaient comme des bouts de lego géant placés ci et là. Il ne s'y trouvait aucun véritable lien avec les contours du paysage, à part la sinuosité précise de la route, aucune échelle mineure, aucune diversité, juste un gros dessin délaissé d'enfant désenchanté et distrait, avec les crayons couleurs abandonnés sur place. Seulement le LIDAR serait capable d'y voir quelques restes d'activité contingente humaine. Pas de jardin, pas d'abri pour des gens «bosseurs» qui ne prennent leurs loisirs qu'«en voiture», au dedans – dans un tel paysage je pouvais les comprendre. Très peu de variation chromatique. Des bennes en plastique au bout de chaque chemin de chaque «amateur de la nature» qui a décidé de venir vivre dans ce désert qu'il pensait plus prêt de la nature. Des bennes aliènes qui servaient à extraire les intrants dont dépendait le ménage.
Un paysage «infractal», où l'ordre de l'infractalité arbitraire s'impose, plus que l'ordre des êtres vivants qui s'accordent à en faire quelque chose. Même les vaches n'y voient que le sens de l'entrée des graines et du foin d'ailleurs – elles sont équipées, ces ruminantes à courte vie d'ennui, pour rêvasser jusqu'à la fin du temps tronqué. Une fractalité unique – donc impossiblement contre-nature, idéale pour la chasse et les grosses machines, aucune anfractuosité du terrain pour se cacher, des champs de libre tir à perte de vue.
Ce paysage dit «pastoral», il peut s'apercevoir sur toutes les landes et les haut-pays de l'Europe, surtout au nord de l'Angleterre, là où les écossais ont été chassé de leurs terres (crofts), reprises par des aristocrates chasseurs qui en ont fait des réserves d'abattage «naturelles» pour ensuite douglasser le domaine forestier, ne laissant finalement que l'ossature du pays nu dans les vents hurlants, là où il y avait jadis des jardins, de la tourbe, des arbres anciens, des accidents de terrain vécu partout.
Les premiers «touristes», les premiers consommateurs, les premières vaches-à-lait de l'obsolescence programmée du paysage trouveraient ici les héritiers qu'ils méritent.
Je me rappelle que dans la Suisse, dans l'une de réserves naturelles les plus anciennes de l'Europe, on réintroduit au bout de cent ans les loups pour permettre la croissance des jeunes arbres, broutés jusqu'à l'extinction sinon par les cerfs non-chassés du coin. Je me demande si l'effet majeure de la présence des loups n'est pas pas tout simplement que les cerfs savent qu'on les guette, qu'une présence familière les regarde de nouveau avec du sens.
Un paysage qui n'a pas de sens, peut-être ça se sent – que le vide se sent et qu'il est devenu la nature de l'étoffe cérébrale des esthètes du monde entier. Le silence. L'absence. L'effacement et son observateur, émerveillé, niais devant cette merveille insondable du vide qu'il sait créer, là où la vie a renoncé à son savoir vivre.
Dans un écosystème, il existe une (en réalité plusieurs) dynamiques de réaction-diffusion – des insectes voraces pullulent, des prédateurs qui les mangent commencent à pulluler, l'équilibre entre les deux populations s'établit, mais cet équilibre est toujours oscillant – il y a des années où il y a plus de prédateurs, des années où il y a plus d'insectes, …
La vastitude de la nature nous a permis d'alimenter la croyance que nos petits efforts humains, que chaque «patch» de notre «work», n'allait jamais porter atteinte à l'énorme réservoir naturel qui rengraissait chaque année nos propres réserves. Ou plutôt, cet article de mauvaise foi s'est érigé en bannière de l'exploitation agricole (sic.), c'est-à-dire que son temps est venu avec les projets chaque fois plus ambitieux de spoliation outre-mesure de ces réserves. Il nous a fallu produire une autre mythe, celle des terres vierges et non-exploitées au delà de la montagne, toujours plus loin, pour continuer d'y croire, lorsque le monde sans limites s'est montré à bout de souffle chez nous. Les mythes présentes de «solution technique» à notre excroissance de consommation suivent dans la droite lignée de ces abjects mensonges. En foutant des engrais artificiels sur des terres agricoles écrasés et compactés par nos tracteurs trop lourds, nous pouvons faire des calculs optimistes de productivité augmentée, pour arriver à des bilans net-positifs de «développement durable». Il nous faut juste trouver les moyens de créer une énergie sans limites pour que le système se relance - je pense à l'abondance de croquettes de chien qui pourraient mieux servir à alimenter les feux éternels de l'église de l'industrie, mais ces sacrés amateurs de la nature me lyncheraient sur les seuls arbres qui restent.
Le patchwork du paysage actuel nous peint un tableau qui ne correspond à aucune augure du futur.
C'est la non-fractalité de ce patchwork de champs qui nous démontre cette réalité, de nouveau. C'est les champs carrés d'un mile anglais pendant des milliers de kilomètres au Canada, avec des villes identiques, avec des magasins identiques, chaque mil de miles. C'est les franges de ce règne anthropique qui, comme les franges délabrées d'une aile de papillon migrateur au bout du voyage, mettent en évidence l'usure qui condamne le système. Ce système auto-organisatif qui à l'origine était fait pour «jouer les échelles» comme un jeu de ciseaux, papier, pierre, qui n'était jamais réductionniste, mais expansiviste, contre toute épreuve. Du passé. Ses noyaux d'interférence à petite échelle pouvaient «pulluler» à n'importe quel instant, sauf que les moments de leur interaction avaient de l'échelle, coïncidaient et divergeaient de manière à créer des foyers et des granules à la mesure de leur environnement – puisqu'ils étaient faits de et avec leurs environnements, en contact intime.
Les grands migrateurs, les oiseaux, les virus, les planktons et nous, les éléphants de mer, nous sommes des vecteurs et nous nous devons d'en faire un sens et une cohérence de nos interactions, d'exporter et d'importer des modes «à diffusion lente» dans un monde qui dorénavant décollera de rapidité sinon.