vendredi 28 octobre pour le jeudi 17 novembre 2022

10. Réalité somatique : les sens, la proprioception

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Proprioception – ré-éducation

Les sens : vue, ouïe, toucher, odorat, goût, inertie/équilibre, vibrations, sens du corps, effort, plaisir, fatigue, stress, éveil-sommeil.

Préambule

Je pourrais me limiter à ne parler que de ce sujet, sauf que je trouve que cela ne marche pas, les sens, ce qu’on vit dans son corps, ne se limitent pas aux sensations – le ressenti est un amalgame des sensations et de la connaissance du grand monde, du mappemonde qui existe dans nos « boîtes noires » ou nos « têtes de choux ».

Il existe donc cette boucle de retro-action, pré-eminente. On ne se rend pas compte d’un manque de forme physique que lorsqu’on se trouve à bout de souffle, si dans sa vie journalière on n’a jamais à s’exercer. L’inexercice d'une capacité, on n’y pense que lorsqu’on en est privé, fonctionnellement, de par le manque de réalité incarnée de sa vie somatique.

La réalité somatique est donc autant une question de son univers d’immersion cognitive – le bien-être et le mal-être peuvent se manifester face à un même stimulus, si le bagage mental est différent. La facilité et le confort, deux mots qui n’ont cessé de surgir, ces derniers temps, sont trompeurs, préoccupants, on se demande de plus en plus à quoi on sert, si ce n’est qu’à soi-même, ce qui ne paraît aucunement suffisant. L’auto-suffisance, l’autonomie et le survivalisme font d'étranges partenariats, déterminés par le vide ressenti, autour de soi.

On peut sentir le dégoût ou l’appréciation d’une même chose, selon les codes culturels autour de soi, mais aussi selon les événements précis qui ont créés des traumas ou des sensations agréables. Chaque "sens" a une qualité de proximité ou éloignement différenciée, par rapport à l'émotif - ce qui nous motive et nous permet d'attribuer des ordres d'attention. Ils fonctionnent en unaison. Ce n'est pas exactement le cas avec nos technologies de communication actuelles.

physico-socialisation – réalité virtuelle

Il m’arrive de penser que la familiarité que les plus jeunes d’entre nous, nous avons avec les portables, les écrans et les moyens de transport rapide font naître plus de « réalité » sensorielle que les aspects physiquement présents de cette réalité. Que l’inclusion sociale, le « faire partie de ce monde » se trouvent plus dans des mondes virtuels que réels, que l’on a parfois envie de fuir, par manque d'adresse.

PRISES

Lecture de « une chanson, une symphonie, un film, un algorithme : des prises dans le mur d'escalade »

reprise

Il y a à peu près dix ans, en 2012 donc, j’ai voulu conduire une expérience vraie-vie, de m’absenter assez rigoureusement de ce monde de l’informatique, etc., d’observer un peu à distance l’évolution des choses. Je me sens de plus en plus comme Rip Van Winkle, ou comme un vieil indien, coupé de la vie moderne. L’évolution a été extrêmement rapide, envers une société dite tout-numérique, et au combien déficitaire, à tellement d’égards. Les nouvelles générations ne connaissent souvent que cette manière de voir et de concevoir, les gens d’âge moyenne sont, eux-aussi, plus de la génération des joueurs de jeux vidéos que de joueurs de jeux de rôles, ou de joueurs de jeux de société. Tout devient genre.

Je prends quelques exemples de réalité altérée. Pour quelqu’un né en ville, les pelouses sont souvent suspectes – sales, du fait que ce sont les lieux où les chiens, ils font leurs crottes, tout comme les trottoirs, incrustés d’on ne sait pas quoi. L’espace public, il est sale, la voie publique, encore plus. Une moue de dégoût instinctif est générée, même d’y penser, on ne s’assoit donc pas sur l’herbe. Pour un rural, habitué à la ruralité, les pelouses ne sont pas sales, le sol non plus. Il faut se mettre dans la peau de l’autre, pour comprendre.

N’oublions pas que ces habitudes de détection des menaces ont déjà été révolutionnés par l’époque de l’hygiénisme, qui naît avec Pasteur, ou Florence Nightingale, à la fin du dix-neuvième siècle. Toujours paradoxale, cette terreur des microbes a fait naître l’usage de linoléum, qui dans l’occurrence peut être encore plus nuisible à la santé, par les fumées qu’elle exhale, et des surfaces comme le formica (la fabrique à Quillan est maintenant fermée, c’est cancérogène), on ne peut plus propices aux pellicules de microbes, que l’on trouve encore partout, dans les hôpitaux, les écoles, tout endroit du service public. Pour un mal, on échange un autre.

Pour ceux habitués à rouler en voiture, ils ne voient que des paysages, que j’appelle voituresques. On ne voit pas le détail et on n’interagit pas avec. Il est donc normal que ce qui nous concerne, c’est le grand plan, pas le menu détail. Les machines deviennent nos yeux. Nos yeux, faute d’entrainement, deviennent dépendants aux verres, aux lunettes et, bien sûr, aux écrans.

Si l’on vit dans une maison de ville ou un appartement, sa fenêtre sur le vaste monde, c’est l’écran. Les gens qui parlent et qui font des choses, ils s’écoutent et ils se regardent par ces instruments techniques.

La réalité somatique ou sensorielle est composé de tous ces éléments, mais aussi la réalité sociale. Prenons nos animaux domestiques. Ils font essentiellement pareil – ils s’adaptent au milieu, deviennent attachés à nous. Les chiens aboient sur tout ce qui leur est étranger, puisque cela génère la méfiance. Ils sont nos odorats, nos ouïes, mais aussi nos formateurs de caractère.

Un aspect de cette culture, coupée du monde du vivant non-humain, non-humain-friendly, c’est un bascule entre incertitude (manque de confiance) et dominance – on cherche souvent à conquérir, plier à notre volonté ce qui nous gène, ce que nous appelons en général « sauvage » ou « barbare ». Bien sûr que l’inverse, le ré-ensauvagement, devient vigoureux à son tour, mais cette pensée reste dans le cadre de la dominance et la sous-dominance, elle s'est simplement inversée. Si nous cherchons à ré-ensauvager, c’est aussi à nous-mêmes que nous pensons, mais nous ne nous en croyons pas capables.

Nous préférons la sous-dominance qui domine, les dominants qui nous sont favorables. Tout comme les animaux domestiques.

De telle manière que nos connections neurales, nos sens, sont subvertis à d’autres exigences que ceux auxquels ils étaient adaptés, dans l’intérêt général, la survie de l’espèce. Ils commencent à se morceler, à force.

Cela me fait penser aux habitudes mal adaptatives à la voiture et aux routes des hérissons, qui se mettent en boule et se figent sur place pour se défendre contre des menaces, ou des salamandres mâles, qui trouvent, une belle nuit, sur une route mouillée, une magnifique opportunité pour se mettre en valeur. Tous aplatis.

Pour le mieux ou pour le pire ?

Probablement pour le pire. Nos sens et nos cerveaux, bien que très plastiques, ne sont pas moins liés à notre réalité de bipède voyageur, dans toute sa complexité et sa spécificité.

Du fait que nous utilisons ces facultés pour nous adapter à un monde virtuel, et que les instruments virtuels que nous utilisons sont assez neufs, assez rudimentaires, nous avons tendance à faire avec, jusqu’à ce que cela se montre vraiment inintéressant pour nous. Nous en faisons une fierté, même.

À titre personnel, nos habitudes d’usage, une fois établies, surtout pendant l’enfance, sont difficiles à rompre, pas si plastiques. L’auto-pilote, la voiture automatique, sont symptomatiques de cette préférence pour contourner le problème de l’interface humain, en ne plus utilisant les ressources humaines, l'adaptation devient à ce point un genre de rénoncement, de rétraction, de sur-simplification. Surtout lorsqu'il n'y a plus de vraie cohérence entre les sens possible.

À titre sociétal, le challenge est encore plus préoccupant. Cela prend des générations pour changer des logiciels de pensée collectif, pour changer des équilibres de pouvoir entre une doctrine et autre. Mais il existe aussi des cas où cela s’est montré possible. Il ne faut pas oublier qu’il y a toujours eu des courants écologiques de pensée, même noyés, ignorés ou éradiqués par la pensée industriel dominant.

La figification de l’humain, son immobilisme, est de ce point de vue hautement dangereux. Il peut penser qu’il n’a plus besoin de s’adapter. Par sa seule consommation, il engraisse les machines qui lui donnent vie. Sa loyauté est le prérequis, on joue beaucoup sur l'affect.

À l’instar des voyages de croisière, où dans un monde de luxe, protégé de l’environnement, entouré de ses co-gériatriques, on voit des icebergs passer devant les yeux - "vraie-vie".

C’est surtout au niveau de la pleine utilisation, du plein épanouissement de nos sens et de nos corps, que nous souffrons le plus de dégâts. Nos champs visuels se rétrécissent – qui a besoin d’une grande angle si toute son attention est captée par un petit écran ? Nos champs auditifs sont encore plus abîmés, nous vivons souvent dans des endroits mouflés et restreints, des tous petits espaces, des grottes. Nous écoutons des sons amplifiés, à petite distance, même au centre de nos têtes, spatialement – c’est l’effet « écouteurs ».

C’est un choc, de se retrouver sur une plaine ou au bord de la mer, où les sons viennent de loin. Le silence, pour un urbain, c’est l’absence de vrombissement de fond, et le fait que les sons qui sont là n’ont pas plus de sens détectable pour lui que son cœur qui bat. Paysage sonore.

Référence : « le son amplifié »

Ce n’est plus la peine de fuir – les drones vont nous trouver. Tout ce monde s’ouvre à nous maintenant, et c’est un monde où la réalité somatique se trouve de plus en plus dans le creux de nos mains. Je pense aux jeunes africains, qualifiés de « réfugiés », assis sur des bancs, qui entretiennent des relations vibrantes avec leurs familles, dans leurs terres d’origine, sans besoin de se parler.

Bien sûr que l’écologie prend des coups lorsqu’on est tellement divorcé de sa proche environnement, et que la question se pose, pour les adultes autant que pour les enfants, de comment préserver la fonctionnalité et la pertinence de nos vies en société réelle. Les riches ont moins de problèmes là-dessus – ils peuvent se déplacer et accéder aux services qui leur sont nécessaires, au gré. Le bilan écologique est désastreux – il est donc parfaitement légitime de chercher des alternatifs, dans l’intérêt général.

une petite journée

J’ai passé un après-midi à laver mes vêtements et à errer au bord de la rivière. Toute la journée les nuages se sont montrés menaçants, sans jamais qu’il tombe une seule goutte de pluie. Typique. J’ai été saisi par la forme des arbres, qui ont su résister aux forces des crues en prenant des formes fantasques. Un saule, penchant de plusieurs mètres au-dessus du Tarn devient iridescent chaque fois que le soleil couchant sort de derrière un nuage. Le paysage est impossiblement varié, à petite échelle, en assemblage, les crues, la sécheresse, ce qu’apporte la rivière, des dizaines d’essences. Les bébés-truites et tous les autres poissons se ruent sur moi dès que je me montre, pour picoter mes pieds, pour guetter les miettes. Je les trouve adorables.

Il y a énormément de vie. C’est l’un des seuls endroits sanctuaires ici, parce que, justement, les inondations rendent impossible la propriété de l’humain, la constante bascule d’un état à autre, l’impermanence créent cette niche de diversité et de richesse.

Je dois dire que j’ai vu une jeune femme avec une petite vache et un chariot plein de trucs, en train de suivre sa route, de la Bourgogne vers Albi. Comme moi, elle vivait sur le chemin. C’est très rare, de rencontrer quelqu’un qui vit un peu comme moi.

Comment dire, comment communiquer aux gens dans les voitures qu’il y a tout simplement d’autres manières, plus riches, de vivre, que leurs vies de riches ?

Comment expliquer que le monde n’est pas ce monde de sauts en avion, en train, en panique, d’une réunion à autre pour décider du sort du monde ? On ne fait que suivre le sort du monde, en live virtuel.

Le président Macron, je peux même croire qu’il est peut-être un homme décent, mais s’il n’y avait plus d’avions, de TGVs, de centrales nucléaires, est-ce que nous serions plus mal ? Cela coûte tellement d’argent pour si peu de gain réel.

Comment peut-on comparer positivement un train, des rails, une voiture, du bitume, à l’incroyable diversité et le perfectionnement constant des formes de vie ? Ces objets industriels sont si primitifs, si inefficaces, comment est-ce qu’on a pu croire en eux ? Quelle naïveté étonnant !

Pour être si naïf, il faut être soi-même un robot, qui pense sur des rails.

colonialistes sans éducation

… ou bien des coloniaux – j’ai entendu cette explication, l’idée étant que l’élite n’a jamais voulu éduquer les masses, que les pauvres qu’ils ont d’abord conquis sont devenus les premiers à coloniser d’autres terres, et ainsi de suite.

Macron, dans ce sens, est en train de maintenir en vie un système de dominance mondiale, en utilisant des machines, des finances et une classe de super-privilégiés, dans une société où la hiérarchie est préservée.

Je peux observer qu’en cela, la France correspond à l’Angleterre, et que la France et l’Angleterre, étant les toutes dernières puissances coloniales, il est permis de reconnaître que cette pensée prend encore beaucoup de place dans leurs systèmes de gouvernance.

Par rapport au peuple, il y a un changement – avant, l’absence d’éducation menait souvent à des éducations sur le tas dans des conditions sémi-naturelles. Aujourd’hui, les conditions de vie ressemblent souvent à celles d’un canari.

La vie de l’esprit : objectif / subjectif

Les fourmis : l’auto-construction d’un univers dans le noyau d’une pomme … coupés des siens, dans un aéroport lambda

Tout est fait pour nous caler dans l’espace-temps que nous vivons. En diphase – avec les nouvelles technologies peu adaptées à nos biorythmes et nos besoins spatio-temporels en lien avec le cycle diurne-nocturne – ou les cycles des saisons

Ces boucles proprioceptives sont encore peu accommodées, et de moins en moins. Et c’est nous qui nous effaçons.

On parle de la pénibilité, du manque de main d’œuvre dans certains secteurs. On note que le nucléaire manque de recruter les gens qui seraient nécessaires s’il veut construire une nouvelle génération de réacteurs.

Dans d’autres cultures, à d’autres époques, on a souvent trouvé préférable de développer des armées de mercenaires, plutôt que de risquer d’armer sa propre population.